lundi 20 juillet 2009

Radicalité et compromis.

Ou l’éclairage de Simone Weil sur la crise actuelle de la démocratie.


Philosophe (1909-1943)

Il est bien difficile de faire entendre que la radicalité est compatible avec le compromis ! On confond en effet radicalité et extrémisme. La radicalité n’abandonne jamais son objectif. Elle ne cherche pas à l’atteindre d’un coup, en s’imposant, au besoin par la force, à tous ceux qui la récuse.

Qui renonce à la radicalité change d’objectif et trahit. C’est ce que tous les tenants de la conquête préalable du pouvoir, prétendument afin de pouvoir agir, commettent comme erreur. Le parti est le principal outil de ce détournement qui finit par placer les moyens avant la fin.

Simone Weil, la philosophe, a nettement mis en garde, contre cette accaparement de la politique par des organismes qui mettent toujours l’intérêt d’une partie du peuple avant l’intérêt général .

L’organisme-parti n’est pas la bonne organisation politique. Alain Badiou, « le philosophe qui dérange », dans une interview accordée à l’hebdomadaire Politis, affirme que « le problème politique central est bien celui de l’organisation ». Il affirme même que « toute politique d’émancipation aujourd’hui, doit en finir avec le modèle du parti ou des partis /…/ ».

Le parti ne connaît d’autre radicalité que celle de son succès. Il navigue de compromission en compromission. « Tout citoyen doit faire la politique, c’est-à-dire être radical /…/» écrit au contraire Alain dès 1950 . Il ne le peut s’il adhère à parti, (s’il s’y colle, s’y fixe, s’y agglutine ...), bref s’il se donne à « une organisation politique construite de manière à exercer une pression collective sur la pensée de chacun des êtres humains qui en sont membres » Or, souligne Simone Weil, « il n’y a rien de plus confortable que de ne pas penser », (pour « un homme qui entre dans un parti »). Ce qu’Alain traduit ainsi : « le régime de la contrainte éteint toute pensée ».

En quoi et pourquoi serait-il impossible de penser dans un parti, donc d’y faire non pas de la politique mais la politique elle-même, de faire du neuf, d’être radical, non dans l’exécution d’une politique mais dans la conception d’une politique ? Simone Weil encore, fournit une réponse : « Il faut avouer que le mécanisme d’oppression spirituelle et mentale propre aux partis a été introduit dans l’histoire par l’Église catholique dans sa lutte contre l’hérésie », et, deux pages plus loin : « Notre démocratie fonctionne sur le jeu des partis dont chacun est une petite Église profane armée de la menace d’excommunication ».

On observera qu’en pleine guerre, Simone Weil, (qui écrit en 1943, depuis Londres, peu de temps avant sa mort), ou Breton et Alain qui croyaient (à tort) que la Note de Simone Weil serait appelée à la plus large diffusion, voyaient, dans le parti communiste, dominant alors dans les milieux intellectuels, le modèle même du Parti ! Pourtant, à leurs yeux, si le parti communiste avait « porté à la perfection », dit Alain, tout ce qu’on peut reprocher à l’organisation parti, il n’était pas le seul ! « Tout parti, écrit Simone Weil, est totalitaire en germe et en aspiration ».


Écrit en 1943. Publié en 1950. Réédité en 2006 chez Climats-Flammarion.

Le débat, secondaire mais révélateur, entre Martine Aubry, Manuel Valls et Julien Dray, ou Arnaud de Montebourg dont nous rend témoin, aujourd’hui, le Parti socialiste, à propos du droit à l’expression divergente, au sein d’un même parti, met en évidence une contradiction majeure ! D’une part, en effet, dire le contraire de ce qu’affirme son propre parti, et en rester membre, tue la crédibilité de ce parti et donc le parti lui-même, mais, d’autre part, voir sa liberté de pensée limitée parce qu’on est membre d’un parti, restreint et donc détruit la pensée elle-même ! Conclusion : si l’organisation-parti doit subsister, Martine Aubry a raison, mais si chaque citoyen doit pouvoir rendre publique sa pensée, rien, pas même son parti, ne peut l’interdire ; ce qui revient, de toute façon, à convenir que ce n’est plus, désormais, dans le cadre des partis que la pensée libre s’exprime. La liberté de pensée n’existerait-elle donc qu’en sortant des groupes de pouvoir ? Les compromis portent-ils sur les contenus de pensée ou bien sur les rapports de force se mesurant entre personnes citoyennes porteuses de ces pensées ? Si l’on doit, en effet, désapprouver Valls et Dray, qui se trahissent eux-mêmes et se contredisent, ce ne peut plus être au nom de la fidélité au parti, mais parce qu’il sera démontré que leur pensée est erronée. Le temps des « excommunications » politiques est révolu.

On admettra qu'il n’est pas "laxiste" que de tolérer qu’on pense différemment de soi ! Et non seulement tolérer mais accepter, tenir pour nécessaire! Le différent ne conduit pas nécessairement au différend… ! Le totalitarisme, (« péché originel des partis sur le continent d’Europe », selon Simone Weil) commence avec cette conviction qu’on est du nombre de ceux qui possèdent la vérité. Penser que la vérité ne s'approprie pas n’interdit pas de soutenir ce qu’on pense de façon radicale, c’est-à-dire enracinée, fondée en raison, et tout en évitant que sa propre girouette soit sensible aux vents de l’opinion. La démocratie d’opinion n’est pas la démocratie.

La radicalité est tout le contraire du totalitarisme. La radicalité est verticale ; le totalitarisme est horizontal ! L’une approfondit, l’autre recouvre et enfouit. L’une est fidélité à soi-même, à ses idées, l’autre est asservissement à la cause, à l’Idée. La radicalité permet de n’être pas manipulé, entraîné, mobilisé, contraint d’agir autrement qu’on ne pense, (et ce, parfois, au risque de sa vie !). La radicalité n’est pas un durcissement, une sclérose, un enfermement dans ses certitudes. Elle n’a de valeur que si elle est, à la fois, affirmation et cohérence. Ne craignant pas la contradiction, elle se confronte et accepte le compromis qui n’est pas l’abandon d’une partie de ce qu’on pense mais l’acceptation de faire un bout de chemin avec qui ne pense pas comme soi, pour faire progresser une partie de ce qu’on pense sans aucun renoncement au reste de ses convictions.

Le compromis est nécessaire. Il fait partie du vivre ensemble. Mais, sans radicalité, le compromis ne serait qu’un processus de conquête d’une position d’où l’on escompte disposer de davantage de pouvoir. Ce serait, une fois encore, accepter de compromettre ce à quoi l’on tient le plus, dans l’espoir de gagner en influence, en moyens d’agir. Macchiavel recommandait au Prince d’user de tous les moyens qui lui permettront d’aboutir à ses fins, a priori justes puisqu’elles sont celles du Prince. Il ne s’embarrassait pas de savoir si la fin est ou non dans les moyens; la fin les justifie tous. La radicalité, transposée dans les seuls moyens, ne conduit donc qu’à la violence. La radicalité demeurée, au contraire, dans la fin qu’on s’est assignée n’oblige pas à recourir à la violence, mais, alors, elle oblige à rechercher des compromis probes, ceux qui ne conduisent pas ailleurs que là où l’on veut aller. Un bon compromis est un terrain d’entente ; ce n’est pas une cote mal taillée ! C’est un accord temporaire, ce n’est pas une concession.

« Nous n’avons jamais rien connu qui ressemble, même de loin, à la démocratie » osait écrire Simone Weil. Elle fonde ce jugement sur cette autre affirmation : « l’idée de parti n’entrait pas dans la conception politique française de 1789, sinon comme mal à éviter ». « Tout s’est passé et tout se passe encore, affirmait-elle, comme si Rousseau (à qui l’on doit la notion de volonté générale) n’avait jamais été lu ».

Simone Weil
Morte, épuisée, à Ashford le 24 août 1943

La radicalité est dans cette courte phrase : « seul ce qui est juste est légitime ». Mais qu’il est difficile de ne pas s’écarter de ce qui est juste ou, plus encore, de le faire émerger! Le compromis est tout entier dans la modestie de celui qui sait, comme le disait Emmanuel Mounier, contemporain de Simone Weil, que « les certitudes sont difficiles ». La démocratie, la volonté générale, ne sont pas le pouvoir du plus grand nombre. « Le véritable esprit de 1789 consiste à penser non pas qu’une chose est juste parce que le peuple la veut, mais qu’à certaines conditions le vouloir du peuple a plus de chances qu’aucun autre vouloir d’être conforme à la justice ».

La constatation du fléchissement de la démocratie alors qu’on la prétend en cours de mondialisation, conduit à revenir aux sources : ou bien la Révolution de 1789 précéda la Terreur et en fut la négation, ou bien elle fut à l’origine de la Terreur et elle est restée marquée du sceau de l’impossible. La démocratie est ou n’est pas incompatible avec les partis. Simone Weil avait tranché : les Jacobins, d'abord libre lieu de discussion, subirent la pression de la guerre et de la guillotine qui en fit un parti totalitaire. « Un parti au pouvoir et tous les autres en prison » rappelait-elle, citant Tomski. On observe bien que la généralisation des processus électoraux n’a pas supprimé l’oppression et l’asservissement des peuples. Dans les pays occidentaux qui se vantent de leurs institutions démocratiques, le détournement de la volonté populaire a atteint les sommets d’un art et d’un savoir souvent nourris par la prévarication et la malversation. Le pouvoir ne saurait être dans les urnes dès lors que les urnes ne font que désigner à qui le pouvoir est délégué. L’élection, qui est la conséquence et non la cause du débat démocratique, non seulement ne résume pas la démocratie mais peut en faciliter la confiscation.

Nous vivons un temps de remises en questions. Démocratie, partis, peuple, volonté générale sont à revisiter pour inventaire et réorientation ! Démocratie est un mot indiscernable, perdu dans le flou où il a chuté. Parti est un mot dont le sort est scellé : le débat sur l’organisation non partidaire est ouvert. Peuple est le mot dont la charge dynamique est imprévisible, dès lors que, s’il est conscient de ne pas se gouverner par lui-même, ainsi que le prétend l’article 2 la Constitution, ce peuple peut faire surgir l’événement qui change tout. Volonté générale reste une locution datée qui n’en finit pas de s’actualiser : sans possibilité de s’affirmer, la volonté générale se détruit et, avec elle, toute pensée de la République. Un immense chantier est ouvert. Nous allons devoir penser l’avenir et gérer le présent, dans un contexte jamais encore connu : radicalité et compromis ! Face à la toute puissance de l’économique, la politique reprend ses droits. Je veux croire que cela ne fait que commencer…

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Le 3 octobre 2013.
Et maintenant, exprimez-vous, si vous le voulez.
Jean-Pierre Dacheux