L'Europe est au cœur de la réflexion des trois hommes, une Europe forteresse et pourtant passoire (avec ses 200 000 à 300 000 illégaux indispensables à l'économie du continent, selon Terray); une Europe qui ne veut plus être l'Europe des Lumières où la frontière est devenue continentale, déléguant à la Lybie le soin de barrer le passage à l'immigration africaine (alors que 12 000 êtres humains se sont noyés en Méditerranée pour n'avoir pu la rejoindre, selon Virilio); une Europe, où comme à l'aéroport de Los Angelès, selon Depardon, on recherche à remplacer les hôtesses par des bornes, c'est-à-dire l'identité par la traçabilité.
Paul Virilio estime que la formule qui avait connu un grand succès ("la fin de l'histoire") se voit annihilée par... "la fin de la géographie". À l'époque totalitaire a succédé l'époque globalitaire. Avec la radio, le téléphone, la télévision, nous avions la ville chez soi. Avec "la révolution de l'emport" et les portables multifonctions chacun emmène la ville sur soi. Les trans-ports ne sont plus seulement des moyens de se déplacer physiquement, ce sont des moyens de voyager autrement, parfois sans bouger. La délocalisation ne concerne pas que des entreprises; elle est généralisée. Le nomadisme a changé totalement de visage : tout Terrien est partout chez lui. Mais ce citoyen du monde est-il encore citoyen? Est-ce que ce Terrien est encore humain?
À la fondation Cartier (2) et jusqu'en mars prochain, une exposition bouleversante : Ici commence ailleurs, inspirée par Virilio et Depardon, propose de réfléchir aux conséquences d'un double mouvement apparemment contradictoire : on revendique ses origines sans peur ni honte mais il n'y a plus de terre natale. Chacun est au monde. La ville sociale était une ville sédentaire. Le droit de cité était à l'origine du droit commun, le fondement de la politique. Avec la ville-monde, nous sommes entrés dans l'inouï. Nous vivons la plénitude et la finitude du citoyen du monde, un monde trop petit pour le progrès et même trop petit pour le profit. La géopolitique qui était une territorialisation des données économiques et sociales est lentement recouverte par une "météopolitique" dont la grande affaire de l'effet de serre n'est que la manifestation la plus évidente. Nous avons pénétré dans l'époque des incertitudes.
C'est dans ce monde réel là que nous vivons et que s'apprécient les événements et les comportements. La délocalisation de la gauche et de la droite, en politique, trouve ici une partie de son explication : les repères ont changé de place. L'universel a changé de contenu. La génération d'après la guerre 1940-1945, passe la main. "Les enfants de la guerre totale" n'ont pas encore, pourtant, pu transmettre la totalité du message dont ils sont porteurs. Et perdurent des pratiques insensées et cruelles confiées à "la clostropolice".
Emmanuel Terray appartient à cette génération et il constate une manière de retour au passé qui conduit au drame : la poursuite des indésirables dont il faut se débarrasser fait réapparaître des rafles, des identifications au faciès, comme au temps de l'Occupation, comme au temps de la Guerre d'Algérie. Les quotas d'expulsions (à hauteur de 26 000 par an, en France, actuellement) obligent à user de coercitions choquantes: 250 enfants sont enfermés dans les centres de rétention. Bref, faute de savoir habiter le monde, on tente encore de le compartimenter bien que ce ne soit plus possible. Un problème avec une minorité est toujours le problème du pays d'accueil estimait aussi Stefan Zweig. En ce siècle de brassage des peuples, les majorités ne sont plus que des ensembles de minorités.
(1) «Le monde ma propre langue est perdu pour moi. Ma patrie spirituelle, l’Europe, s’est anéantie elle-même. Il fallait à soixante ans des forces exceptionnelles pour tout recommencer à nouveau et les miennes sont épuisées par des années d’errance sans patrie. Aussi, je juge préférable de mettre fin, à temps et la tête haute, à une vie pour laquelle le travail intellectuel a toujours représenté la joie la plus pure et la liberté individuelle le bien suprême sur cette terre. Je salue tous mes amis ! Puissent-ils voir encore les lueurs de l’aube après la longue nuit ! Moi, je suis trop impatient. Je les précède.» Stefan Zweig, Pétropolis, le 22-2-42.
http://www.stefanzweig.org/zweig_bf.htm
(2) http://fondation.cartier.com/?p=398&c=616&linkid=616
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Le 3 octobre 2013.
Et maintenant, exprimez-vous, si vous le voulez.
Jean-Pierre Dacheux