Texte
présenté lors d'une réunion de la LDH en 2010,
Relu
et revu en 2017
La
discrimination consiste, dit le dictionnaire Le Robert, dans « le
fait de séparer un groupe social des autres en le traitant plus mal
». Il est donc de multiples formes de discriminations. Celle qui
m'apparaît la plus effroyable, et pourtant pas toujours la plus
visible, c'est la discrimination écologique et économique tout à
la fois, tant il est vrai que les deux qualificatifs (écologique et
économique) se confondent, à présent, depuis que nous découvrons
que l'épuisement des ressources énergétiques essentielles va
affecter des peuples entiers.
Notre
planète Terre traite à peu près tous les hommes de la même
manière, en bien comme en mal. Elle ne choisit pas ! L'humanité, au
contraire, ne se traite pas elle-même de façon équitable : les
biens terrestres sont non seulement très mal partagés, ils sont
répartis de sorte que ceux qui vivent à leur aise peuvent faire
mourir ceux à qui l'essentiel est enlevé.
Ce
n'est évidemment pas nouveau. Depuis des siècles et des siècles,
les riches affament les pauvres. Le Nouveau Testament, déjà, voici
deux millénaires, - bien des chrétiens l'ont oublié !- évoquait
rudement cette discrimination entre les puissants et les humbles.
On a pu croire qu'une fois faite la révolution de 1789,
l'exploitation des humains par la noblesse prendrait fin et, avec
elle, la fin du pouvoir des Grands, dotés, par leur droit
héréditaire, des richesses de la Terre. On a pu croire aussi qu'une
fois la révolution sociale, engagée puis réengagée sans cesse, en
France, en 1848, 1870, 1936, 1945, l'exploitation de l'homme par
l'homme prendrait fin et, avec elle, la fin du pouvoir des détenteurs
du capital ayant droit sur tout, y compris celui de transformer le
travail humain, voire les êtres humains eux-mêmes, en marchandises.
Nous
voici, au XXIe siècle, héritiers d'une histoire
innommable au cours de laquelle on a déguisé la loi du plus fort
sous mille apparences. On en est même venu à prendre prétexte de
la justice et de la démocratie, bien sûr en les détournant, pour
tenter de faire admettre le caractère prétendument inévitable,
voire naturel, de la discrimination ! La résilience des faibles,
cette capacité à vivre, à se développer, en surmontant les chocs
traumatiques et l'adversité, a pourtant réussi à faire traverser
les siècles sans s'abandonner au désespoir absolu. Mais nous voici
à bout et au bout!
Aujourd'hui,
il faut payer la note : l'humanité a commencé à se mettre en
danger. La confusion entre la richesse et la croissance a conduit à
ignorer les limites à ne pas franchir. À force de puiser dans le
vivier, nous avons commencé à le vider. Et pourtant, nous
continuons à vivre, ou du moins l'on continue à vouloir nous faire
vivre, comme si tout devait continuer comme avant. La discrimination
des discriminations, c'est celle qui ignore que jamais la Terre n'a
été autant peuplée et qu'il faut en nourrir tous les enfants ;
c'est celle qui ignore que la majorité des humains vit à présent
dans les villes mais que c'est dans le monde rural qu'on produit de
quoi alimenter tous les peuples; c'est celle qui ignore que l'on a,
en deux cents ans, largement épuisé des ressources fossiles qui
avaient mis plusieurs centaines de millions d'années à se
constituer; c'est celle qui ne veut pas voir que la seule eau
potable, c'est 2% de l'eau terrestre, conservée dans des banquises
et des glaciers qui fondent; c'est celle qui ne veut rien entendre de
cette parole de Gandhi qui, dès les années 1940, rappelait qu'il
nous faut « vivre simplement pour que tous les hommes simplement
vivent ».
Voilà
la discrimination des discriminations ou discrimination totale, celle
qui tue davantage d'hommes et de femmes que les guerres les plus
cruelles, celle qui affame, assoiffe, hâte le vieillissement,
pollue, empoisonne, épuise la mer, vicie l'air que nous respirons,
celle que les « décideurs » comme l'on dit, supportent d'autant
mieux qu'eux en souffrent peu.
La
discrimination commence quand ce qu'on appelait, il a peu de temps
encore, l'égalité des chances est rendue impossible, quand le mot
d'égalité, du reste, est devenu un vocable ringard, quand la devise
républicaine (« Liberté, Égalité,
Fraternité ») apparaît comme une
vieille utopie qui ne fournit plus aucun objectif, quand le travail
n'est plus pensé comme une activité de construction de l'en-commun
mais est présenté comme ce qu'achètent les propriétaires à qui
profitent le savoir, la force et le talent qu'ils emploient. La
discrimination n'est donc pas une exception; c'est le sort quotidien
de la majorité des hommes, séparés (en latin, discriminatio
signifie séparation) d'une minorité
disposant à son gré, -on se demande au nom de quoi?- du pouvoir
d'agir sur autrui !
Tout
ce que je dis là a été dit et redit. C'est chose recuite! Au
travers des œuvres des grands écrivains, de Montaigne à La Boétie,
de Montesquieu à Rousseau, de Proudhon à Marx, de Sartre à Camus
-et j'en passe, bien sûr, de tout aussi importants -, la même
conviction traverse les philosophies : nul ne saurait faire d'autrui
sa chose; un homme vaut un homme; c'est indûment qu'on a disposé,
ou qu'on dispose encore, de l'ilote, de l'esclave, du serf, du valet,
du laquais, du manœuvre, de l'ouvrier, du prolétaire, de l'employé
soit en le chargeant de tâches jusqu'à épuisement, soit en le
privant d'emploi jusqu'au désespoir et à la misère.
L'histoire
est tragique et l'espoir des désespérés qui, malgré tout, portait
les peuples vers l'avant semble s'user à son tour. Les droits de
l'homme sont des coquilles creuses : l'extérieur a toujours le même
aspect, fait de phrases et de mots; mais l'intérieur est sans chair,
sans goût et sans vie, sans réalité palpable. La discrimination
est la loi du monde et l'on apprend, dès l'école, que le meilleur,
le plus fort, le plus rapide, le plus instruit, le plus intelligent,
le plus riche donc, mérite seul les louanges. La compétition est
l'épreuve par laquelle se dégagent ces... « plus quelque chose ».
Réussir, c'est dominer. Le pouvoir sur ses congénères, autant que
sur les biens terrestres, semble réservé aux élites. Ainsi
pense-t-on, à présent, en Occident. Le peuple, quels que soient son
nombre, sa diversité, ses richesses culturelles, est masqué par «
les peoples », c'est-à-dire les vedettes et les personnalités.
N'existe que ce qui brille. La masse des obscurs, des sans grade, est
faite pour remplir l'espace du travail et pour obéir à l'état de
droit lequel, lui aussi, semble de plus en plus... discriminant.
La
boucle est-elle bouclée? N'y aurait-il donc qu'à pleurer ou mourir,
une fois fait ce constat funeste et démobilisateur?
Eh
bien non! D'abord parce que le vieil Hugo nous a laissé, dans Les
Châtiments son
exhortation ineffaçable, inoubliable, indémodable : « ceux qui
vivent ce sont ceux qui luttent », mais aussi parce que nous
arrivent, d'un seul coup, de nouveaux motifs d'agir. La
discrimination des discriminations a cessé, depuis peu, d'apparaître
comme éternelle. L'argent n'est plus tout à fait roi. Les menaces
sur l'humanité ne font plus toujours le tri entre riches et pauvres
et, si l'on veut sauver les uns, il faudra bien sauver les autres. Le
cauchemar climatique n'est pas réservé aux modestes : s'il vient,
il frappera n'importe où. La solidarité, ce mot qu'on avait enfoui
au fond des bibliothèques, est devenu une obligation de survie. Le
partage, cette incongruité pour les nantis, va devenir, pour les
destinées humaines, l'une des conditions mêmes de l'avenir. Le plus
a cessé d'être l'alpha et l'omega de l'économie. Le mieux fait sa
rentrée dans le monde. Comme souvent, la menace des catastrophes -et
il n'en manque pas depuis quelques mois, liés ou non au dérèglement
climatique!- fait ressurgir la fraternité. La Terre est ronde, et
comme nous l'avait appris Emmanuel Kant, nous voici condamnés à
l'hospitalité sur cette planète que nous savons devenue trop petite
pour être exploitée à l'infini.
Alors
profitons-en! Cette chance d'un rapprochement entre les humains ne
passera peut-être pas deux fois. Une rupture majeure s'impose. Voici
venu le temps de diverger, de s'écarter, de s'éloigner d'une
idéologie mortifère qui porte un nom banal qu'on avait oublié et
que nous avons exhumé, ressorti après des années d'amnésie, donc
de mensonge : « le capitalisme ». Ce n'est pas le même qu'au XIXe
siècle mais il n'est pas davantage « moralisable » que son
prédécesseur. On ne moralise pas la volonté de profiter d'autrui!
Ce système adaptable et multiforme, vieux de plus de deux cents ans,
a fait son temps. Il a produit. Trop! Il a conquis. Trop! Il a
repoussé les limites. Trop! Il est, tout à coup, devenu obsolète,
comme en 1789, le pouvoir absolu du Roi, comme en 1989, le pseudo
communisme soviétique. Quoi que nous fassions, il va s'effacer de
notre histoire. Mais comment? Serait-il venu le temps où
l'initiative individuelle va pouvoir se marier à de nouvelles
coopérations, de nouvelles coopératives, de nouvelles mutualités,
le temps d'une longue, lente et radicale révolution non violente?
Aucun retour en arrière, aucun modèle ne nous permettra d'effectuer
cette mutation de civilisation qui mène vers une ère nouvelle. La
discrimination totale, mondiale, si elle continuait longtemps encore,
exacerbée par ce qu'on a appelé à tort la crise et qui était, en
réalité, une mutation de société, finirait par prendre le visage
de la barbarie. Pour y échapper, il nous faudra faire œuvre
politique et non politicienne. Ainsi seulement pourrons-nous redonner
du contenu aux Droits de l'Homme.
Car
un Droit qui n'est qu'un Droit n'est pas un Droit véritable. À quoi
bon avoir raison si l'on ne peut rien changer à son sort? Rien n'est
plus urgent que de transformer en une réalité ce qui est juste. Le
plus grand défi que nous ayons à surmonter c'est celui de
l'impuissance couplé au découragement!
Prenons,
pour conclure et à titre d'exemples, trois événements que nous
avons vécus, au cours de la même année, en 2009 : le 20e
anniversaire de la signature de la Convention des Droits de l'enfant
(le 20 novembre 2009), le sommet mondial sous l'égide de la FAO, à
Rome, consacrée au drame alimentaire mondial (le 18 novembre 2009),
la
conférence internationale, dite COP 15, qui s'est tenue à
Copenhague (en décembre 2009), qui a réuni, sans succès, les
délégations de 193 États devant aboutir à la
réduction rapide et massive des causes génératrices d'un effet de
serre mortel pour l'espèce humaine.
Les
Droits de l'Enfant sont non seulement bafoués; ils sont - et c'est
pire - ignorés. Il aura fallu que soit révélé un novembre 2009,
un affreux scandale en Irlande pour qu'on avoue que des adultes,
nombreux, de surcroît prêtres, étaient des violeurs pédophiles.
Que des catholiques soient, actuellement, les premiers à se révolter
contre ces crimes est tout à leur honneur, mais l'essentiel est
ailleurs : l'enfance n'est pas protégée par ses Droits. Partout, et
pas seulement en Irlande, la transformation du petit d'homme en chose
dont on use à son gré, est patente. Les enfants-soldats, les
enfants prostitués, les enfants-travailleurs non payés sont là
devant nous, mais nous ne parvenons pas à les secourir. L'action
(dangereuse) de ceux qui s'y consacrent est mal connue. En France,
des enfants qui ont droit à l'école, que leurs parents veulent
scolariser, qui vivent parmi nous et ne peuvent fréquenter les
écoles parce que des maires interdisent leur inscription, parce des
familles sont chassées ce qui interdit la fréquentation régulière
des classes. Vous l'avez deviné il s'agit des enfants Rroms. Cet
abandon de gosses européens qui, depuis 2007, ne peuvent plus être
définitivement rejetés hors de France, nous coûtera cher d'ici
quelques années quand nous les retrouverons, adolescents
analphabètes. Une possibilité d'agir parmi mille autres est là, à
notre portée... D'autant que, en dépit de toutes les protestations,
la Défenseure des Enfants a cessé d'être l'Autorité indépendante
à laquelle quiconque pouvait avoir recours.
La
faim qui, de nouveau, étend ses ravages, avec plus d'un milliard de
sous alimentés sur notre Terre va inexorablement déclencher de
nouvelles émeutes. Et sous peu. Il ne s'agit plus de savoir si elles
vont se produire, mais quand. Le droit à l'alimentation est le
premier des Droits humains mais cela n'intéresse pas ceux qui
remplacent les terres cultivables (pour produire de quoi manger) par
des terres cultivables (pour produire des bio carburants). Eh bien,
cela nous concerne et nous pouvons agir. La terre peut nourrir douze
milliards d'hommes, presque deux fois la population actuelle qui
dépasse des sept milliards, mais pas en nourrissant tous les
Terriens comme se nourrissent les Occidentaux. Si nous ne mangeons
pas moins de viande, la famine s'étendra. Cela mériterait un débat
à soi tout seul. Mais c'est incontestable. Les scientifiques le
démontrent. Notre propre santé est en cause. Il est encore temps de
s'en pré-occuper! Faisons-le!
Enfin,
considérons le Droit de nos enfants et petits enfants, des
générations à venir, à continuer de vivre sur cette planète. Les
dirigeants des États, à Copenhague, n'ont fait que constater,
parler haut et fort, pour nous révéler l'étendue des dangers,
marquer une détermination, annoncer leurs bonnes intentions. Ils
n'ont pu commencer à inverser le réchauffement pour de nombreuses
raisons. La première est, pardonnez mon pessimisme, parce que le mal
est déjà fait; nous ne pouvons qu'empêcher qu'il s'aggrave.
L'augmentation de la température moyenne sur le Globe d'au moins 2°
est acquise. La seconde c'est que ceux qui disent vouloir changer
l'activité humaine pour éviter le pire ne veulent, et ne peuvent,
remettre en cause le système qui est cause de ces désordres dans
nos activités industrielles, depuis deux siècles. La troisième,
c'est qu'on ne change pas les mœurs en quelques années. La
révolution à opérer a besoin de tous. La prise de conscience,
lente mais décisive, des peuples de la Terre est notre seule chance
de salut. Elle prendra du temps, plus que n'en disposent les élus
dont les mandats sont courts, tout au plus de cinq à six ans!
Notre
pessimisme est générateur d'espoir : nous n'avons plus d'autre
choix que de nous mobiliser jusqu'à la fin de nos vies. La rupture
est à installer en chacun de nous : il ne suffit plus d'être
conscient et de décider; il faut changer et se changer, se hâter
lentement, comme la tortue de la Fontaine, qui arrive au but mieux
que celui qui court et se perd en chemin, en perdant de vue
l'objectif, tout occupé qu'il est par son profit ou son succès
immédiats. Nous avons à opérer ce que Jean Malaurie,
le célèbre ethnologue, aujourd'hui octogénaire, appelle une
révolution philosophique, ce qui revient à entrer dans l'écosophie,
la sagesse écologique, pas à pas, mais sans retour. C'est notre
seule espérance politique. C'est peut-être la meilleure.
Ermont,
le 10 juin 2010.
Éragny,
le 20 juillet 2017