jeudi 17 mai 2007

La mort de la démocratie

C'est au moment même où l'Université me décerne le diplôme de docteur en philosophie que toutes mes certitudes vacillent.
L'affirmation de Jacques Derrida selon laquelle La démocratie est un processus inachevé me semble avoir cessé d'être pertinente.
Il y avait à cela une premier obstacle, qu'avait signalé Noam Chomsky : C'est un truisme, mais un truisme sur lequel il faut constamment insister, capitalisme et démocratie sont, en fin de compte, totalement incompatibles (1). Et pourtant, dans le monde entier, et progressivement depuis 1989, le système économique libéral est étroitement associé au système politique démocratique.
Il y aura, à présent, en France, un second obstacle : la validité indubitable d'un scrutin présidentiel qui a confié à un autocrate les destinées du pays.

C'est avec stupeur, effroi mais non sans admiration que j'ai entendu les premiers propos du nouveau Président, Nicolas Sarkozy, lors de son intronisation. En quelques phrases, l'homme s'est emparé, sous nos yeux, de la volonté populaire. Le représentant du peuple s'est, d'un coup, substitué au peuple. Il y était prêt. Il l'a fait avec une grande habileté. Qui ne se retrouverait dans la plupart des phrases prononcées? Tout ce qui va suivre, à commencer par les élections législatives, ne sera donc qu'une suite de conséquences de cette élection structurante.

Mais face à ce coup de force légal, personne ne se dresse et parle. Aucune autorité n'est capable de s'élever contre l'imposture. Nous sommes subjugués par l'audace, l'énergie, l'autorité de ce personnage sous le règne duquel nous allons devoir vivre. Qui du reste protesterait? L'opposition est en ruines pour n'avoir su se définir elle-même face à un redoutable acteur politique qui s'est avancé, sans peur, comme porte-parole d'une droite décomplexée. Les "serviteurs de l'État", tous ceux dont l'avenir et le confort dépendent de leur soumission, ont fait ce qu'il fallait pour que la passation de pouvoir s'effectue dans les meilleures formes possibles.La messe est dite.

"La démocratie, dit encore Chomsky, est dans une large mesure, une imposture lorsque le système industriel est contrôlé par une forme quelconque d'élite autocratique, qu'il s'agisse de propriétaires, de gestionnaires, de technocrates, d'un parti d'avant garde, d'une bureaucratie d'État ou de tout ce que vous voulez (2).

Toutes ces formes de dépossession des citoyens de leur pouvoir politique sont convoquées par le nouvel Élu. Cet homme se trouve au carrefour d'événements, de mouvances politiques, de lourds et lents processus médiatiques qui lui permettent de faire fructifier son savoir faire. Le voici adoubé.

Avant que le peuple ne s'éveille et découvre qu'il vit un cauchemar, il va se passer du temps. Sauf incident imprévisible ou événements internationaux graves, Nicolas Sarkozy va connaître une longue période d'affirmation de sa personnalité autoritaire. Il sera sur tous les fronts. Il va casser les repères, s'entourer de zélateurs aux ordres, d'où qu'ils viennent, se constituer une cour de personnages influents et puissants. La démocratie n'a rien à faire la-dedans.

Sauf que se trouve brutalement reposée la question de la pertinence du vote majoritaire dans les institutions de la République française. Un système politique dont on ne peut sortir, qu'on ne peut changer est un système pervers. Nous étions au bord de la VIe République. Nous revoici plongé dans une présidentialisation plus accentuée que jamais. Les modestes seront bientôt flattés pour mieux détourner leur vote; mais il n'auront jamais plus la parole.

Ce qui est grave en la circonstance, ce n'est pas qu'
un leader de la droite dure ait réussi à s'imposer, c'est que l'on doive douter de la possibilité de changer et les institutions et les relations entre citoyens au moyen du vote. Jamais, depuis 1965, une telle participation populaire n'avait été enregistrée à l'occasion d'un vote. Qui va oser, maintenant, en discuter la validité? Sauf à contester la légitimité du processus électoral lui-même, sauf à douter de la démocratie elle-même, c'est impossible.

Et voilà pourquoi la démocratie exige de s'interroger sur la démocratie en ses formes et ses principes. En ses formes, car l'absence de proportionnelle et la présidentialisation du régime interdisent la polyvalence politique et renvoient aux temps monarchiques; en ses principes parce que, si la démocratie est la loi du nombre, elle cesse d'être la quête d'une vérité commune, elle est une guerre que remporte un clan sur un ou plusieurs autres.

La démocratie est morte dès que la puissance de l'argent et des médias atteint la capacité de façonner l'opinion. La démocratie est morte dès que le choix des citoyens est détournable. La démocratie est morte quand les dés sont pipés et que, quel que soit l'élu, la politique reste, pour une large part, la même.

Ceux qui ne votent pas, soit parce qu'ils n'en ont pas le droit, soit parce qu'ils n'ont pas vu l'intérêt de s'inscrire, soit parce qu'il se sont abstenus, qui vivent dans le même pays, représentent une population qui serait susceptible de modifier le résultat d'un scrutin mais qui serait, tout autant, sensible au chant des sirènes médiatiques, s'ils votaient.

Nous vivons des temps de complexités. Découvrir que la démocratie est une compétition où seuls peuvent l'emporter, comme en sport désormais, les professionnels, les entraînés, les riches et les dopés oblige soit à se résigner et à tenter d'user des armes de l'adversaire, soit, au contraire, à changer totalement de perspective et à pratiquer une autre écosophie, comme disait Guattari, une autre philosophie politique. C'est la démocratie représentative qui est morte, comme est mort le sport qu'encourageait Coubertin. Il faut inventer une nouvelle démocratie populaire, n'ayant rien à voir avec ce que l'URSS nous a fait connaître, celle où le pouvoir loin de se concentrer, se partage et où les moins bien pourvus puissent se faire entendre.

Autant dire que cette démocratie nouveau style, s'il s'agit encore de démocratie, même si elle ne manque pas de références intellectuelles, ne saurait ressembler ni à ce que nous avons connu dans le passé, au XXe siècle, ni à ce que nous voyons s'installer sous nos yeux : une fausse République plus que jamais assise sur sur le pouvoir des marchés, des médias et de la force armée. L'État, qui a cessé d'être une providence dans une société de croissance, reste l'outil par lequel le peuple est placé sous la domination des élites et ceux qui veulent désétatiser l'économie se gardent bien de pousser à renoncer à aucune des fonctions régaliennes, celles que l'État royal a transmises à l'État républicain.

La démocratie est morte. Vive la démocratie. Le gouvernement du peuple, par le peuple, pour le peuple ne fut jamais qu'un slogan constitutionnel. On ne l'a jamais compris que s'inscrivant dans le cadre de la représentation. Au moment où cette représentation pourraitt considérablement s'élargir et cela jusqu'à supprimer tout cumul de mandat (en attendant mieux : les partages de responsabilités tournantes dans les institutions, les entreprises, les associations de toutes natures), ne voilà-t-il pas qu'en France, au contraire, on rechute dans l'ornière du pouvoir personnel?

Dès que la démocratie cesse d'être un partage du pouvoir dans le temps et dans l'espace, elle se contredit et meurt. Un temps viendra pour la re-suciter.

______

(1) Noam Chomsky, Quel rôle pour l'État?, éd. Écosociété, Montréal, traduit de l'américain par Louis de Bellefeuille, 2005, p.32.
(2) Noam Chomsky, p. 19.

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