samedi 19 août 2017

De la discrimination totale


Texte présenté lors d'une réunion de la LDH en 2010,
Relu et revu en 2017

La discrimination consiste, dit le dictionnaire Le Robert, dans « le fait de séparer un groupe social des autres en le traitant plus mal ». Il est donc de multiples formes de discriminations. Celle qui m'apparaît la plus effroyable, et pourtant pas toujours la plus visible, c'est la discrimination écologique et économique tout à la fois, tant il est vrai que les deux qualificatifs (écologique et économique) se confondent, à présent, depuis que nous découvrons que l'épuisement des ressources énergétiques essentielles va affecter des peuples entiers.

Notre planète Terre traite à peu près tous les hommes de la même manière, en bien comme en mal. Elle ne choisit pas ! L'humanité, au contraire, ne se traite pas elle-même de façon équitable : les biens terrestres sont non seulement très mal partagés, ils sont répartis de sorte que ceux qui vivent à leur aise peuvent faire mourir ceux à qui l'essentiel est enlevé.

Ce n'est évidemment pas nouveau. Depuis des siècles et des siècles, les riches affament les pauvres. Le Nouveau Testament, déjà, voici deux millénaires, - bien des chrétiens l'ont oublié !- évoquait rudement cette discrimination entre les puissants et les humbles1. On a pu croire qu'une fois faite la révolution de 1789, l'exploitation des humains par la noblesse prendrait fin et, avec elle, la fin du pouvoir des Grands, dotés, par leur droit héréditaire, des richesses de la Terre. On a pu croire aussi qu'une fois la révolution sociale, engagée puis réengagée sans cesse, en France, en 1848, 1870, 1936, 1945, l'exploitation de l'homme par l'homme prendrait fin et, avec elle, la fin du pouvoir des détenteurs du capital ayant droit sur tout, y compris celui de transformer le travail humain, voire les êtres humains eux-mêmes, en marchandises.

Nous voici, au XXIe siècle, héritiers d'une histoire innommable au cours de laquelle on a déguisé la loi du plus fort sous mille apparences. On en est même venu à prendre prétexte de la justice et de la démocratie, bien sûr en les détournant, pour tenter de faire admettre le caractère prétendument inévitable, voire naturel, de la discrimination ! La résilience des faibles, cette capacité à vivre, à se développer, en surmontant les chocs traumatiques et l'adversité, a pourtant réussi à faire traverser les siècles sans s'abandonner au désespoir absolu. Mais nous voici à bout et au bout!

Aujourd'hui, il faut payer la note : l'humanité a commencé à se mettre en danger. La confusion entre la richesse et la croissance a conduit à ignorer les limites à ne pas franchir. À force de puiser dans le vivier, nous avons commencé à le vider. Et pourtant, nous continuons à vivre, ou du moins l'on continue à vouloir nous faire vivre, comme si tout devait continuer comme avant. La discrimination des discriminations, c'est celle qui ignore que jamais la Terre n'a été autant peuplée et qu'il faut en nourrir tous les enfants ; c'est celle qui ignore que la majorité des humains vit à présent dans les villes mais que c'est dans le monde rural qu'on produit de quoi alimenter tous les peuples; c'est celle qui ignore que l'on a, en deux cents ans, largement épuisé des ressources fossiles qui avaient mis plusieurs centaines de millions d'années à se constituer; c'est celle qui ne veut pas voir que la seule eau potable, c'est 2% de l'eau terrestre, conservée dans des banquises et des glaciers qui fondent; c'est celle qui ne veut rien entendre de cette parole de Gandhi qui, dès les années 1940, rappelait qu'il nous faut « vivre simplement pour que tous les hommes simplement vivent ».

Voilà la discrimination des discriminations ou discrimination totale, celle qui tue davantage d'hommes et de femmes que les guerres les plus cruelles, celle qui affame, assoiffe, hâte le vieillissement, pollue, empoisonne, épuise la mer, vicie l'air que nous respirons, celle que les « décideurs » comme l'on dit, supportent d'autant mieux qu'eux en souffrent peu.

La discrimination commence quand ce qu'on appelait, il a peu de temps encore, l'égalité des chances est rendue impossible, quand le mot d'égalité, du reste, est devenu un vocable ringard, quand la devise républicaine (« Liberté, Égalité, Fraternité ») apparaît comme une vieille utopie qui ne fournit plus aucun objectif, quand le travail n'est plus pensé comme une activité de construction de l'en-commun mais est présenté comme ce qu'achètent les propriétaires à qui profitent le savoir, la force et le talent qu'ils emploient. La discrimination n'est donc pas une exception; c'est le sort quotidien de la majorité des hommes, séparés (en latin, discriminatio signifie séparation) d'une minorité disposant à son gré, -on se demande au nom de quoi?- du pouvoir d'agir sur autrui !

Tout ce que je dis là a été dit et redit. C'est chose recuite! Au travers des œuvres des grands écrivains, de Montaigne à La Boétie, de Montesquieu à Rousseau, de Proudhon à Marx, de Sartre à Camus -et j'en passe, bien sûr, de tout aussi importants -, la même conviction traverse les philosophies : nul ne saurait faire d'autrui sa chose; un homme vaut un homme; c'est indûment qu'on a disposé, ou qu'on dispose encore, de l'ilote, de l'esclave, du serf, du valet, du laquais, du manœuvre, de l'ouvrier, du prolétaire, de l'employé soit en le chargeant de tâches jusqu'à épuisement, soit en le privant d'emploi jusqu'au désespoir et à la misère.

L'histoire est tragique et l'espoir des désespérés qui, malgré tout, portait les peuples vers l'avant semble s'user à son tour. Les droits de l'homme sont des coquilles creuses : l'extérieur a toujours le même aspect, fait de phrases et de mots; mais l'intérieur est sans chair, sans goût et sans vie, sans réalité palpable. La discrimination est la loi du monde et l'on apprend, dès l'école, que le meilleur, le plus fort, le plus rapide, le plus instruit, le plus intelligent, le plus riche donc, mérite seul les louanges. La compétition est l'épreuve par laquelle se dégagent ces... « plus quelque chose ». Réussir, c'est dominer. Le pouvoir sur ses congénères, autant que sur les biens terrestres, semble réservé aux élites. Ainsi pense-t-on, à présent, en Occident. Le peuple, quels que soient son nombre, sa diversité, ses richesses culturelles, est masqué par « les peoples », c'est-à-dire les vedettes et les personnalités. N'existe que ce qui brille. La masse des obscurs, des sans grade, est faite pour remplir l'espace du travail et pour obéir à l'état de droit lequel, lui aussi, semble de plus en plus... discriminant.

La boucle est-elle bouclée? N'y aurait-il donc qu'à pleurer ou mourir, une fois fait ce constat funeste et démobilisateur?

Eh bien non! D'abord parce que le vieil Hugo nous a laissé, dans Les Châtiments son exhortation ineffaçable, inoubliable, indémodable : « ceux qui vivent ce sont ceux qui luttent », mais aussi parce que nous arrivent, d'un seul coup, de nouveaux motifs d'agir. La discrimination des discriminations a cessé, depuis peu, d'apparaître comme éternelle. L'argent n'est plus tout à fait roi. Les menaces sur l'humanité ne font plus toujours le tri entre riches et pauvres et, si l'on veut sauver les uns, il faudra bien sauver les autres. Le cauchemar climatique n'est pas réservé aux modestes : s'il vient, il frappera n'importe où. La solidarité, ce mot qu'on avait enfoui au fond des bibliothèques, est devenu une obligation de survie. Le partage, cette incongruité pour les nantis, va devenir, pour les destinées humaines, l'une des conditions mêmes de l'avenir. Le plus a cessé d'être l'alpha et l'omega de l'économie. Le mieux fait sa rentrée dans le monde. Comme souvent, la menace des catastrophes -et il n'en manque pas depuis quelques mois, liés ou non au dérèglement climatique!- fait ressurgir la fraternité. La Terre est ronde, et comme nous l'avait appris Emmanuel Kant, nous voici condamnés à l'hospitalité sur cette planète que nous savons devenue trop petite pour être exploitée à l'infini.

Alors profitons-en! Cette chance d'un rapprochement entre les humains ne passera peut-être pas deux fois. Une rupture majeure s'impose. Voici venu le temps de diverger, de s'écarter, de s'éloigner d'une idéologie mortifère qui porte un nom banal qu'on avait oublié et que nous avons exhumé, ressorti après des années d'amnésie, donc de mensonge : « le capitalisme ». Ce n'est pas le même qu'au XIXe siècle mais il n'est pas davantage « moralisable » que son prédécesseur. On ne moralise pas la volonté de profiter d'autrui! Ce système adaptable et multiforme, vieux de plus de deux cents ans, a fait son temps. Il a produit. Trop! Il a conquis. Trop! Il a repoussé les limites. Trop! Il est, tout à coup, devenu obsolète, comme en 1789, le pouvoir absolu du Roi, comme en 1989, le pseudo communisme soviétique. Quoi que nous fassions, il va s'effacer de notre histoire. Mais comment? Serait-il venu le temps où l'initiative individuelle va pouvoir se marier à de nouvelles coopérations, de nouvelles coopératives, de nouvelles mutualités, le temps d'une longue, lente et radicale révolution non violente? Aucun retour en arrière, aucun modèle ne nous permettra d'effectuer cette mutation de civilisation qui mène vers une ère nouvelle. La discrimination totale, mondiale, si elle continuait longtemps encore, exacerbée par ce qu'on a appelé à tort la crise et qui était, en réalité, une mutation de société, finirait par prendre le visage de la barbarie. Pour y échapper, il nous faudra faire œuvre politique et non politicienne. Ainsi seulement pourrons-nous redonner du contenu aux Droits de l'Homme.

Car un Droit qui n'est qu'un Droit n'est pas un Droit véritable. À quoi bon avoir raison si l'on ne peut rien changer à son sort? Rien n'est plus urgent que de transformer en une réalité ce qui est juste. Le plus grand défi que nous ayons à surmonter c'est celui de l'impuissance couplé au découragement!

Prenons, pour conclure et à titre d'exemples, trois événements que nous avons vécus, au cours de la même année, en 2009 : le 20e anniversaire de la signature de la Convention des Droits de l'enfant (le 20 novembre 2009), le sommet mondial sous l'égide de la FAO, à Rome, consacrée au drame alimentaire mondial (le 18 novembre 2009), la conférence internationale, dite COP 15, qui s'est tenue à Copenhague (en décembre 2009), qui a réuni, sans succès, les délégations de 193 États devant aboutir à la réduction rapide et massive des causes génératrices d'un effet de serre mortel pour l'espèce humaine.

Les Droits de l'Enfant sont non seulement bafoués; ils sont - et c'est pire - ignorés. Il aura fallu que soit révélé un novembre 2009, un affreux scandale en Irlande pour qu'on avoue que des adultes, nombreux, de surcroît prêtres, étaient des violeurs pédophiles. Que des catholiques soient, actuellement, les premiers à se révolter contre ces crimes est tout à leur honneur, mais l'essentiel est ailleurs : l'enfance n'est pas protégée par ses Droits. Partout, et pas seulement en Irlande, la transformation du petit d'homme en chose dont on use à son gré, est patente. Les enfants-soldats, les enfants prostitués, les enfants-travailleurs non payés sont là devant nous, mais nous ne parvenons pas à les secourir. L'action (dangereuse) de ceux qui s'y consacrent est mal connue. En France, des enfants qui ont droit à l'école, que leurs parents veulent scolariser, qui vivent parmi nous et ne peuvent fréquenter les écoles parce que des maires interdisent leur inscription, parce des familles sont chassées ce qui interdit la fréquentation régulière des classes. Vous l'avez deviné il s'agit des enfants Rroms. Cet abandon de gosses européens qui, depuis 2007, ne peuvent plus être définitivement rejetés hors de France, nous coûtera cher d'ici quelques années quand nous les retrouverons, adolescents analphabètes. Une possibilité d'agir parmi mille autres est là, à notre portée... D'autant que, en dépit de toutes les protestations, la Défenseure des Enfants a cessé d'être l'Autorité indépendante à laquelle quiconque pouvait avoir recours.

La faim qui, de nouveau, étend ses ravages, avec plus d'un milliard de sous alimentés sur notre Terre va inexorablement déclencher de nouvelles émeutes. Et sous peu. Il ne s'agit plus de savoir si elles vont se produire, mais quand. Le droit à l'alimentation est le premier des Droits humains mais cela n'intéresse pas ceux qui remplacent les terres cultivables (pour produire de quoi manger) par des terres cultivables (pour produire des bio carburants). Eh bien, cela nous concerne et nous pouvons agir. La terre peut nourrir douze milliards d'hommes, presque deux fois la population actuelle qui dépasse des sept milliards, mais pas en nourrissant tous les Terriens comme se nourrissent les Occidentaux. Si nous ne mangeons pas moins de viande, la famine s'étendra. Cela mériterait un débat à soi tout seul. Mais c'est incontestable. Les scientifiques le démontrent. Notre propre santé est en cause. Il est encore temps de s'en pré-occuper! Faisons-le!

Enfin, considérons le Droit de nos enfants et petits enfants, des générations à venir, à continuer de vivre sur cette planète. Les dirigeants des États, à Copenhague, n'ont fait que constater, parler haut et fort, pour nous révéler l'étendue des dangers, marquer une détermination, annoncer leurs bonnes intentions. Ils n'ont pu commencer à inverser le réchauffement pour de nombreuses raisons. La première est, pardonnez mon pessimisme, parce que le mal est déjà fait; nous ne pouvons qu'empêcher qu'il s'aggrave. L'augmentation de la température moyenne sur le Globe d'au moins 2° est acquise. La seconde c'est que ceux qui disent vouloir changer l'activité humaine pour éviter le pire ne veulent, et ne peuvent, remettre en cause le système qui est cause de ces désordres dans nos activités industrielles, depuis deux siècles. La troisième, c'est qu'on ne change pas les mœurs en quelques années. La révolution à opérer a besoin de tous. La prise de conscience, lente mais décisive, des peuples de la Terre est notre seule chance de salut. Elle prendra du temps, plus que n'en disposent les élus dont les mandats sont courts, tout au plus de cinq à six ans!

Notre pessimisme est générateur d'espoir : nous n'avons plus d'autre choix que de nous mobiliser jusqu'à la fin de nos vies. La rupture est à installer en chacun de nous : il ne suffit plus d'être conscient et de décider; il faut changer et se changer, se hâter lentement, comme la tortue de la Fontaine, qui arrive au but mieux que celui qui court et se perd en chemin, en perdant de vue l'objectif, tout occupé qu'il est par son profit ou son succès immédiats. Nous avons à opérer ce que Jean Malaurie2, le célèbre ethnologue, aujourd'hui octogénaire, appelle une révolution philosophique, ce qui revient à entrer dans l'écosophie, la sagesse écologique, pas à pas, mais sans retour. C'est notre seule espérance politique. C'est peut-être la meilleure.

Ermont, le 10 juin 2010.
Éragny, le 20 juillet 2017

1Lettre de saint Jacques Apôtre (Jc 5, 1-6) :
« Vous autres, maintenant, les riches ! Pleurez, lamentez-vous, sur les malheurs qui vous attendent. Vos richesses sont pourries, vos vêtements sont mangés des mites, votre or et votre argent sont rouillés. Cette rouille sera un témoignage contre vous, elle dévorera votre chair comme un feu. Vous avez amassé des richesses, alors que nous sommes dans les derniers jours ! Le salaire dont vous avez frustré les ouvriers qui ont moissonné vos champs, le voici qui crie, et les clameurs des moissonneurs sont parvenues aux oreilles du Seigneur de l’univers. Vous avez mené sur terre une vie de luxe et de délices et vous vous êtes rassasiés au jour du massacre. Vous avez condamné le juste et vous l’avez tué, sans qu’il vous oppose de résistance ».

2 Jean Malaurie, Terre Mère, CNRS éditions, Paris, 2008.

Archives du blog

Résistances et romanitude

Résistances et Changements

Recherche Google : rrom OR tsigane