...quelle
alternative pour sortir d’un cauchemar historique ?
1814-1914,
1914-2014 : deux siècles au cours desquels l’Europe a connu les
plus violentes guerres jamais connues par l’humanité.
Trois
dates repères :
• 1814 :
Napoléon abdique une première fois, le 6 avril, à Fontainebleau,
après plus d’une décennie de guerres très meurtrières.
• 1914 :
une guerre industrielle, pour la première fois qualifiée de
mondiale, s’engage et va laisser des millions de morts sur les
champs de bataille.
• 2014
: le 6 juin, en Normandie, est commémoré le débarquement
gigantesque de 1944, qui a conduit vers la fin du régime nazi en
Europe.
Avons-nous
tiré tous les enseignements de ce cycle historique de conflits au
cours desquels on a saigné les peuples, puis entraîné les
survivants dans l’illusion de la victoire ?
La
réponse est non!
L’aventurier
Bonaparte, qui mit fin à la Révolution française tout en
prétendant porter ses valeurs universelles à la pointe des
baïonnettes, dans toute l’Europe et au-delà, reste encore un
héros national ! Il fallut, une coalition de monarchies
européennes pour, à Waterloo, mettre une fin définitive au pouvoir
de ce génie malfaisant qui avait emporté la France loin de la
République, puis l’avait plongée dans des échecs et des
souffrances horribles. Peu d’historiens et d’analystes
politiques1
ont osé décrire comme une catastrophe aux prolongements désastreux2
l’action d’un dictateur, non encore reconnu comme tel, en 2014,
dans notre pays !
Un
siècle exactement après la première abdication de « l’Empereur
des Français », et en dépit de l’avertissement poignant de
Jean Jaurès3,
s’ouvrait un conflit de quatre ans, une boucherie infernale dont
l’horreur ne calma pas l’exaltation et ne réduisit pas les
erreurs de la hiérarchie militaire et des dirigeants politiques
d’alors. Après avoir conduit plus d’un million de leurs
concitoyens à la mort (et quelle mort !), les autorités
civiles et militaires françaises qui se proclamaient vainqueurs,
allaient, par le traité de Versailles de 19194,
imposer à l’Allemagne défaite des conditions économiques et
territoriales les plus humiliantes. Ainsi allaient se trouver
dispersées les graines de la revanche, préparé le terrain
politique facilitant l’installation du national-socialisme et,
finalement, vingt ans plus tard, rassemblées toutes les conditions
de la guerre « mondiale » suivante, plus meurtrière
encore pour tous les peuples qui y seraient engagés.
En
2014, nous constatons que nous étions restés enfermés dans la
logique des fausses victoires. Se réjouir de la fin d’une guerre
ne saurait être confondu avec la joie d’avoir terrassé
l’adversaire. Sans réconciliation, la guerre reprend
inévitablement. L’impérialisme, le nationalisme, le fascisme, le
totalitarisme5
n’ont pas éclairé nos jugements. Avant même les XIXe et XXe
siècles s’étaient déjà installés l’esclavagisme6
et le colonialisme dont beaucoup d’entre nous n’ont pas voulu et
ne veulent toujours pas admettre, sans détour, tous les crimes
innommables.7
L’exploitation
industrielle et mercantile des armes de guerre, qui s’était
développée pendant les deux siècles écoulés, a perduré et même
s’est largement amplifiée. Aussi, quand la deuxième guerre
mondiale s’est achevée avec les bombardements atomiques de
Hiroshima et Nagasaki, Albert Camus a-t-il pu s’exclamer, dans
l’incompréhension générale, que « la
civilisation mécanique venait de parvenir à son dernier degré de
sauvagerie »8.
En
deux siècles, cette « civilisation » dont s’est
réclamé l’Occident, se sera donné les moyens politiques et
techniques de conduire des millions d’êtres humains à des morts
atroces, considérées non seulement comme inévitables mais comme
nécessaires ! Aujourd’hui, aveugles ou résignés, nous
essayons d’oublier que nous continuons de vivre sous la menace
d’exterminations massives, en particulier celles qui ont été
rendues possibles par la captation, la maîtrise, l’emploi
militaire de l’énergie nucléaire.
Ne
pas vouloir sortir de cet engrenage fatal qui place des peuples
entiers sous l’épée de Damoclès géante que peuvent abattre des
maladroits, des fous, des cyniques ou des pervers, est, à
l’évidence, la plus lourde de toutes les fautes que commettent les
dirigeants politiques contemporains, mais aussi tous les citoyens qui
les approuvent !
L’arme
nucléaire est devenue le symbole même de cette folie tolérée qui
nous donne à croire et nous fait rabâcher qu’il faut, « préparer
la guerre si l’on veut la paix ». Utilisée une première et
unique fois, par les forces américaines, pour réduire totalement la
résistance japonaise, l’arme atomique, a été, par la suite,
multipliée, accumulée, « modernisée », et elle remplit
encore les arsenaux des « grandes puissances 9».
Elle contient, en germe et en réserve, les possibilités de pousser
à l’extrême les meurtres de masse, de façon infiniment plus
brutale qu’à Waterloo, à Verdun ou à Dresdes ! Si le
génocide est, au sens strict, le droit, que s’accorde indûment un
État, d’éliminer une population entière, civils et militaires
confondus, pour des raisons politiques, racistes ou de prétendue
défense, alors il faut admettre que la simple détention de l’arme
nucléaire est révélatrice d’une capacité génocidaire.
Quiconque
accepte ne fut-ce que l’idée de l’éventualité de l’usage des
armes de destruction massives, atomiques, bactériologiques ou
chimiques, est un criminel qui ruine le droit international. Affirmer
que, durant la « Guerre froide », l’équilibre de la
terreur10
réduisait la probabilité d’une guerre atomique, ne supprime pas,
de nos jours, le risque de génocide puisque la doctrine de la
dissuasion ne peut l’exclure : si l’ultime menace dissuade, c'est
parce qu’elle ne peut s’exercer, car rien n'est pire ! Nous
restons prisonniers de cette aporie.
Le
terrorisme des États dotés de l’arme nucléaire devient, dès
lors, l'une des formes possibles de leur action tout aussi
condamnable que le terrorisme de bandes armées fanatisées. On ne
terrorise pas les terroristes avec des bombes atomiques. Penser la
défense des peuples en exposant agresseurs et agressés à une même
extermination constitue une faute suprême contre l’esprit !
C’est, aurions-nous dit, quand dominait la pensée chrétienne, le
péché mortel par excellence.
Il
est temps de reconnaître, en 2014, que la volonté de pouvoir, la
volonté de puissance auront tout justifié et continuent de tout
justifier ! Les meilleures causes elles-mêmes auront été
invoquées pour autoriser les conquêtes, les invasions, les
oppressions, les tyrannies. Il revient aux hommes de notre temps
d’établir le lien entre les massacres de masse des guerres
passées, « mécaniques » disait Camus, avec, aujourd’hui
comme hier, tous ces armements industriels surpuissants qui
deviennent, de jour en jour, plus technologiques, redoutables et
« efficaces ». Bientôt, ils seront à la portée de tous
ceux qui disposeront des connaissances scientifiques et des fonds
nécessaires à leur acquisition. Inutile, dans ces conditions, de
dénoncer les terroristes puisqu’on leur offre et l’exemple
exécrable de la production de machines à tuer sophistiquées et la
possibilité d’accéder à des munitions toujours plus meurtrières.
Ou
bien nous tournerons la page de la contre civilisation qu’est
devenue la nôtre, qui a ruiné tant d’espérances humaines, au
cours des deux siècles écoulés, ou bien, disposant, aujourd’hui,
des outils et moyens de nous détruire, (lesquels surpassent ceux
dont on a vu les effets dévastateurs durant les guerres
précédentes), c’en sera fait, alors, de l’humanité tout
entière. La Terre peut s’embraser partout au cours de ce nouveau
siècle, que ce soit d’un seul coup, dans un nouveau conflit
généralisé, ou en passant d’une région terrestre à une autre,
partout où sourdent des conflits inexpiables et permanents, (Moyen
et Proche-Orient, Afrique centrale et subsaharienne, Chine et Japon,
Inde et Pakistan, Russie et marges de l’Europe, etc…).
Les
politiques fondées essentiellement sur des rapports de force mènent
toutes à l’amplification de l’exercice de cette force. Les armes
nouvelles finissent toujours par être employées. Les plus récentes,
dont la puissance n’est plus imaginable, ni maîtrisée, sont ou
seront employées. Ou bien nous considérons comme inéluctable et
faisant partie de la condition humaine cette domination aveugle de la
violence, en tous lieux et en tous temps, (mais cessons alors de
penser que la civilisation a un sens, acceptons la loi de la jungle,
renonçons loyalement aux Droits de l’homme partout affirmés et
nulle part mis en œuvre), ou bien alors, osons changer de paradigme,
de logiciel philosophique, d’organisation politique, de pratiques
économiques et de mode de vie quotidienne.
S'il
s'agit de l'utopie des utopies, elle n'est pas plus irréaliste que
de continuer à « progresser » dans l’impasse mortelle
où nous voici engagés. Le conditionnement des esprits a pris, lui
aussi, un caractère mécanique et tout se passe comme s’il était
impossible d’échapper à la fatalité de la mondialisation du
meurtre ! L’histoire des humains ne serait-elle donc qu’une
tragédie sans échappatoire !
Cependant,
un choix radical, et imprévisible voici quelques années encore, se
présente à nous … Soit -dans notre inhumanité assumée-
nous tolérerons un monde où l’on continuera de se faire la
guerre, fut-ce de loin, sans risques pour qui tue, à l’abri de son
bunker, au moyen de drones, parce qu’un monde sans guerre n’a
jamais existé et ne peut exister, et nous survivrons quelque temps
encore, privé d’espoir. Soit, au contraire, - dans une quête de
civilisation réassumée -, nous rechercherons un monde qui soit
désarmé progressivement et où se répartissent équitablement les
biens et richesses que nous avons en partage. Ne faut-il pas redonner
sens et réalité à cette égalité, devenue suspecte, et qui a été
arrachée de notre devise républicaine ?
Entre
l’échec fatal et l’utopie incertaine, il reste à choisir le
moindre risque, à trouver des raisons de vivre ? Entre le
cauchemar et le rêve mieux vaut encore tenter le rêve.
1
Lionel Jospin s’y est efforcé, mais il n’a pas su ou pu
affronter le discrédit qu’engendrerait la dénonciation complète
de ce général aux visées impérialistes, qui, de coup d’État
en coups de forces internationaux, a cherché à
mettre à genoux l’Europe tout entière. Lionel Jospin, Le
mal napoléonien,
Paris, Le Seuil, 2014.
2
Le mythe impérial, incarné
par le propre neveu de Napoléon Ier, (« Napoléon le petit »
selon Victor Hugo), abolit la seconde République, et s’acheva par
le désastre de Sedan qui, avec la perte de l’Alsace et de la
Lorraine, contribua à nourrir la haine de l’Allemagne et à
motiver les appels à une guerre de récupération plus de quarante
ans après. Napoléon III (1808–1873), qui régna plus longtemps
que son oncle, fut le dernier monarque français.
3
Jean Jaurès, pour avoir prédit, annoncé et dénoncé la guerre,
fut assassiné le 31 juillet 1914, trois jours avant l’entrée en
conflit, par le nationaliste Raoul Villain, lequel fut acquitté en
1919 ! Ce fut là l’un des signes évidents du triomphe du
pseudo patriotisme d’après-guerre, en fait du nationalisme
hégémonique français.
4
Le traité de Vienne, au terme du Congrès de Vienne de 1814-1815,
n’avait pas humilié la France ramenée à ses frontières de
1790. Il permettra le maintien d’une paix précaire pendant
plusieurs décennies.
5
Hannah Arendt a analysé les causes des totalitarismes hitlérien ou
stalinien. Elle n’a que partiellement été entendue, comprise et
approuvée.
6
En 1802, Napoléon réinstalla,
de fait, l’esclavage aboli par la Révolution française,
notamment à Saint Domingue ( Haïti), et son corps expéditionnaire
y connut une défaite cinglante avant la création de la toute
première République noire en 1804. Plus de 100 000 hommes
perdirent la vie, dans des violences inouïes, au cours de toutes
les expéditions, dans l’ensemble des Antilles et en Guyane !
7
Si le terme « colonialisme »
apparaît dans les années 1902-1903, bien avant, à la conférence
de Berlin, en 1884, les empires coloniaux d’occident avaient
reconnu l’occupation des territoires déjà effectuée et entériné
le partage de l’Afrique.
8
Albert Camus, éditorial du journal Combat, le 8 août 1945, entre
les deux bombardements des 6 et 9 août.
9
Le concept de puissance, a
fortiori de grande
puissance, implique que certains pays, sur notre territoire
planétaire, disposent des outils économiques, militaires et
diplomatiques de la domination. Parmi les neufs États dotés de
l’arme atomique, la France et la Grande-Bretagne notamment, seuls
États européens, s’accrochent au mythe de cette grande puissance
qu’elles furent et dont elles s’éloignent peu à peu.
10
L’argument, du reste, ne tient plus, car depuis la chute de
l’Union soviétique, il n’y a plus d’« équilibre de la
terreur ».