mardi 17 septembre 2013

La révolte des nonagénaires



Ils ont 90 ans ou plus ou un peu moins. Ils ont beaucoup écrit au cours de leur  vie de sociologue, ethnologue ou philosophe. Ils s'éteignent l'un après l'autre. Tous disent (ou ont dit la même chose, il a peu) : notre civilisation est indigne d'elle-même et s'autodétruit, faute de vouloir regarder la réalité en face : c'est l'action des hommes qui nuit à la Terre entière ! Le constat est terrifiant mais il n'est pas désespéré car, même si l'espoir est ténu, il existe.

Cornelius Castoriadis (1922-1997)1, Viviane Forrester (1925-2013)2, André Gorz (1923-2007)3, (Stéphane Hessel (1917-2013)4, Albert Jacquard (1925-2013)5, Claude Lévy-Strauss (1908-2009)6, Jean Malaurie (1922-....)7, Edgar Morin (1921-....)8, Michel Serre (1930-....)9, Alain Touraine (1925-....)10, pour ne parler que des auteurs français, expriment tous, chacun à sa manière et avec sa sensibilité, le même diagnostic : le système économico-libéral est à bout de course ; la non prise en compte des analyses écologistes ne nous conduit pas vers le mur car nous sommes déjà entrés dedans ; une mutation est amorcée dont, actuellement, nous ne savons pas encore où elle nous conduit ; il y a folie chez les hommes et feu sur la terre ; et pourtant, nous ne voulons pas le savoir car nos habitudes l'emportent sur notre lucidité.

Presque tous de la même génération, ces auteurs expriment une angoisse : eux qui sont nés entre les deux guerres mondiales (sauf le centenaire, Claude Lévy-Strauss, né avant la première) interrogent leur temps : l'humanité est-elle donc condamnée à ruiner les meilleures de ses espérances et à vivre dans les guerres permanentes, vives ou pernicieuses, qui la font s'abîmer dans des gouffres sans fond ?

À les lire ou relire, on n'éprouve pas le sentiment que tout est joué, que la catastrophe va tout emporter, mais que le risque d'un échec total existe. Ce qui est sûr, c'est qu'il est vain de continuer à penser en faisant usage de mots fourre-tout auxquels on fait dire ce qu'on veut et qui ne permettent plus de se comprendre. « Gauche » et « droite » ont sombré dans cette catégorie et, depuis peu : « démocratie ». Ces vocables qui ont eu un sens des plus clairs, n'en ont plus ou se sont usés jusqu'à la trame. Il faut en inventer d'autres qui décriraient mieux les aspirations politiques.

Nul ne peut plus ignorer que la croissance est une fuite économique en avant qui ne peut que se fracasser sur les limites terrestres, mais le mot croissance fait partie du vocabulaire obligé ; c'est un vocable « sacré » dans la religion économiciste.

Nul ne peut plus ignorer qu'on peut produire toujours davantage avec toujours moins d'emplois, mais le mot emploi fait aussi partie du vocabulaire obligé ; c'est un vocable attaché, enchaîné, collé à celui de revenu. Dès lors, s'en détacher c'est perdre ses ressources car le non-emploi, appelé chômage, aboutit, dit-on, à... la rue !

C'est contre ces fausses évidences-là que se sont dressés les nonagénaires, que se sont exprimés les sages auxquels on veut bien donner une place dans la littérature mais surtout pas dans notre culture, car tenir compte de ce qu'ils disent contraindrait à chercher une autre voie (comme dit Edgar Morin).

Parce qu'on ne sait où aller, on reste au cœur de l'incendie ! Tant que les brûlures ne seront pas trop douloureuses, on restera planté là, paralysés, convaincus qu'i y a trop de risque à bouger, bloqués dans la fournaise du système économico-libéral pourtant pire que le capitalisme des deux siècles passés.

 Avec sept milliards d'humains sur Terre et alors que le ratio entre le revenu moyen par habitant dans les 20 % pays les plus riches et les 20 % les plus pauvres est passé de 30, en 1960, à 74 en 1997, tout est réuni pour que la marmite planétaire explose. 

« La sortie du capitalisme aura lieu d’une façon ou d’une autre, civilisée ou barbare. La question porte seulement sur la forme que cette sortie prendra et sur la cadence à laquelle elle va s’opérer », écrivait André Gorz, en 2007, juste avant sa mort. Pour ce qui est de la barbarie, elle s'étale déjà sous nos yeux, mais, dans le même temps, on ne saurait arracher toutes les pousses des plantes régénératrices qui, partout, sortent de notre Terre. C'est ce qu'annonce l'appel à la révolte des nonagénaires, une révolte-indignation qui est devenue révolutionnaire, non par violence mais par retournement des contre-valeurs qui ont été instillées par la société des nantis.

Puissent « les vieux » nous inspirer tous.

1   Castoriadis Cornelius, Une Société à la dérive, entretiens et débats 1974-1997, Seuil, Paris, 2005.
2   Forrester Viviane, L'horreur économique, Fayard, Paris, 1996 et La promesse du pire, Seuil, Paris, 2013.
3   Gorz André, Ecologica, Galilée, Paris, 2008. Édition posthume.
4   Hessel Stéphane, Indignez-vous, Montpellier, Indigènes éditions, 2010.
5   Jacquard Albert, Réinventons l'humanité, avec Hélène Amblard, postface de Serge Latouche, Sang de la Terre, 2013.
6   Lévy-Strauss Claude, Nous sommes tous des cannibales, Paris, Seuil, 2013. Édition posthume.
7   Malaurie Jean, Terre Mère, Paris, CNRS Éditions, 2008.
8   Morin Edgar, La voie, Fayard, Paris 2011.
9   Serre Michel, Biogée, Éditions-dialogues.fr/Le Pommier, Brest/Paris, 2010.
10 Touraine Alain, La Fin des sociétés, Seuil, Paris, 2013

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